Bataille d’Issos,
333 av. J.-C.

Il faisait frais ce matin-là, et de la buée sortait des naseaux de Paxos, le cheval de Parménion. Le ciel était d’un gris terne et la brume en provenance de la mer recouvrait le camp, assourdissant les bruits de l’infanterie macédonienne qui se mettait en formation. Le strategos attacha sa jugulaire en observant ses hommes.

Cinq jours durant, les Macédoniens avaient marché au sud, dans le but manifeste de fuir l’armée de Darius. Mais, dans la faible lueur de l’aube, ils venaient subitement de rebrousser chemin, remontant un étroit défilé rocailleux en direction du nord.

Le campement n’était distant que de quatre ou cinq milles, aussi Parménion progressait-il prudemment à la tête de la colonne. Alexandre se tenait à ses côtés. Tout au long de la nuit, le Spartiate avait recoupé les rapports de ses éclaireurs chargés de surveiller les positions ennemies. Croyant que l’envahisseur s’enfuyait devant lui, Darius avait fini par se montrer imprudent. Forte de plus de deux cent mille hommes, son armée campait près d’un cours d’eau au sud de la ville d’Issos. C’était là que le strategos avait décidé de provoquer l’affrontement ; la plaine choisie par le grand roi ne faisait guère plus d’un mille de large, et les Perses auraient donc beaucoup de mal à encercler les Macédoniens.

Alexandre se montrait étonnamment silencieux, et aucun de ses officiers n’avait envie de prendre la parole le premier.

L’heure de vérité était enfin arrivée ; tous le savaient, du roi jusqu’au plus humble paysan enrôlé dans l’infanterie. Seuls les généraux et leurs officiers raisonnaient en termes de victoire ou de défaite. Les autres pensaient à la mort et aux blessures. Les Macédoniens avaient vite appris la puissance de l’adversaire, et Alexandre avait fait le tour du campement pour remonter le moral des troupes. Mais ses encouragements, s’ils avaient fait effet sur le moment, paraissaient désormais aussi inconsistants que la brume omniprésente.

Le défilé s’élargit et le roi ordonna le déploiement de l’infanterie. Sous les ordres d’un Théoparlis à la barbe grise, les Porte-Boucliers, unité d’élite spécialement entraînée par Parménion, allèrent se poster sur la droite, abandonnant le centre à l’infanterie régulière, dirigée par Perdiccas. Soldats et mercenaires alliés occupèrent le flanc gauche. La progression se poursuivit sur un front plus large, chaque unité s’étant reformée sur huit rangs.

Alexandre et ses officiers allèrent rejoindre la cavalerie, qui s’écartait sur les côtés telles les ailes d’un aigle.

Brusquement, le roi se tourna vers Parménion et le salua à la manière des soldats, en lui serrant l’avant-bras. Le Spartiate fit de même et les deux hommes se retrouvèrent poignet contre poignet.

« Eh bien, général, nous y voici enfin, fit Alexandre. Nous nous reverrons tout à l’heure, après notre victoire… ou aux Champs Élysées.

— La victoire serait préférable, plaisanta Parménion avec un petit sourire.

— Dans ce cas, allons la chercher ! »

Sur ses mots, il piqua des deux et partit au galop vers la droite, suivi des Compagnons et de ses lanciers.

Pour sa part, le Spartiate rejoignit les archers, qui marchaient derrière les phalanges pour bénéficier de leur protection. Vêtus d’armures légères, les Agrianiens étaient originaires des montagnes de Thrace Occidentale. Très grands et dotés d’un moral d’acier, ils utilisaient leurs petits arcs courts avec une redoutable efficacité. Appelant leur officier, Parménion lui donna l’ordre d’infléchir la trajectoire de l’unité vers la droite, en direction des collines.

« Darius chargera sans doute ses cavaliers de nous contourner, expliqua-t-il. Harcelez-les et faites-les refluer si vous le pouvez. Dans le cas contraire, causez-leur le plus de pertes possible.

— Oui, monsieur. Attendez-vous à les voir détaler. »

L’Agrianien lui fit un large sourire édenté puis s’en alla à la tête de ses hommes.

Resté seul, Parménion partit retrouver le reste de la cavalerie sur le flanc gauche, sans cesser d’observer l’horizon. Il s’arrêta à côté de Bérin, le prince thessalien au visage de rapace qui avait combattu sous ses ordres des années plus tôt, lors de la bataille du champ de Crocus. La barbe de Bérin était désormais argentée, mais l’officier buriné n’avait rien perdu de sa musculature.

« Ils chercheront peut-être à nous attaquer par la mer, fit-il en souriant. Vous voulez que nous y allions ?

— Non. Amène tes hommes derrière l’infanterie et mettez pied à terre. Je ne veux pas que l’ennemi puisse vous voir avant qu’il ne soit trop tard. »

Sur un salut plus que discutable, Bérin se chargea de transmettre les instructions reçues. La progression de l’infanterie avait fait naître un épais nuage de poussière et, une fois descendus de cheval, les Thessaliens se hâtèrent de protéger les naseaux délicats de leurs montures. Certains humectèrent un morceau de tissu pour essuyer la poussière qui s’accumulait au niveau de la bouche des animaux.

L’armée continua d’avancer. Au loin, les défenses perses apparurent : un rempart de terre surplombé de pieux pointus avait été érigé à la hâte au bord de la rivière.

Les uniformes bigarrés des cavaliers perses étaient visibles dans les collines, mais Parménion se força à les ignorer, faisant confiance aux archers agrianiens. Il ordonna aux deux mille hommes de Bérin de s’écarter les uns des autres tout en se dirigeant lentement vers la gauche.

Comme il l’avait espéré, de nombreux cavaliers perses traversèrent le cours d’eau pour s’engager dans la brèche apparente. Son œil avisé estima rapidement leur nombre… trois mille, quatre, cinq, six… Ptolémée vint se poster à côté de son général.

« Pensez-vous que nous pourrons les contenir ? » demanda-t-il nerveusement.

Parménion hocha la tête.

« Dis à Bérin de faire monter ses hommes à cheval. »

Il se dirigea vers le centre, où l’infanterie macédonienne avait presque atteint la rivière. Le moment critique approchait, car les hommes ne pouvaient espérer rester en formation en traversant le cours d’eau. D’autant qu’ils auraient face à eux une nuée de Perses armés jusqu’aux dents et au moins cinq mille mercenaires grecs renégats, pour la plupart originaires de Béotie et de Thèbes, qui vouaient une haine farouche aux Macédoniens.

Parménion faisait confiance à ses Thessaliens pour tenir le flanc gauche face à la cavalerie perse. Pour garder les collines sur la droite, il s’en remettait aux archers. Mais tout dépendait désormais de la cavalerie macédonienne, qui devait absolument enfoncer le centre adverse. Car si on laissait les Perses avancer, leur nombre seul leur permettrait d’anéantir une phalange de huit rangs.

Le Spartiate se racla nerveusement la gorge. Tout reposait sur la force et le courage d’Alexandre.

Le roi de Macédoine serra au maximum les lanières du petit bouclier en fer fixé à son avant-bras gauche avant de nouer les rênes de Bucéphale, qu’il ne contrôlerait plus qu’à l’aide des genoux. Philopas le héla et Alexandre s’aperçut que la cavalerie ennemie s’engageait sur la droite, au milieu des collines. Mais les Agrianiens se déplaçaient déjà pour les intercepter. Le monarque cracha pour chasser la poussière qui lui emplissait la bouche, puis il dégaina son épée et la leva bien haut en lançant son destrier noir au galop. Commandés par Philopas, Clétas et Hépheston, les Compagnons s’élancèrent derrière lui. Flèches et pierres de fronde sifflèrent à ses oreilles, mais aucune ne le toucha et Bucéphale entra dans la rivière en projetant de grandes gerbes d’eau dans les airs.

Plusieurs milliers de cavaliers perses contre-attaquèrent, et Alexandre fut le premier au combat. Sa lame se ficha dans l’épaule d’un homme tout de soie vêtu, qui tomba dans l’eau boueuse avec un grand cri.

L’armure des Perses se limitait à une cuirasse brodée et le premier choc fut favorable aux Macédoniens, qui prirent pied sur la berge opposée.

« Tue ! Tue ! Tue ! » hurla le roi d’une voix de tonnerre.

Il poursuivit son assaut et une lance ripa contre son armure, arrachant une de ses épaulières dorées. Baissant la tête pour éviter un coup de sabre, il éventra son adversaire.

Au sommet de la butte artificielle, il stoppa Bucéphale le temps de jeter un bref coup d’œil sur sa gauche. Les mercenaires grecs de Darius venaient de charger son infanterie régulière et les deux unités s’affrontaient dans la plus totale confusion au milieu de la rivière. La Garde Royale perse se tenait derrière les renégats, attendant le moment propice. Alexandre comprit aussitôt que son centre n’avait aucune chance de tenir si les soldats d’élite de Darius étaient libres d’intervenir.

Il chargea la Garde sans attendre les Compagnons, qui essayaient désespérément de le rattraper. C’était un acte d’une témérité folle, et les Macédoniens luttant pied à pied dans le cours d’eau eurent l’impression que leur roi s’attaquait seul au centre adverse.

Une clameur de soutien jaillit de mille gorges et les phalanges reprirent leur progression.

Blessé aux deux bras, Alexandre continuait d’avancer, il venait d’apercevoir son ennemi. Grand et vêtu d’une cape en fils d’argent, Darius se tenait sur un chariot d’or tiré par quatre chevaux blancs. Il avait une longue barbe blonde et bouclée. Une couronne conique surmontait son casque en fer et une écharpe blanche protégeait son visage de la poussière.

« Je te vois, usurpateur ! » s’écria Alexandre.

Hépheston et les Compagnons rejoignirent leur souverain pour protéger ses arrières mais, une nouvelle fois, Bucéphale s’élança sans les attendre. Les membres de la Garde Royale reculèrent devant la férocité de la charge et se retrouvèrent coincés entre le chariot et l’étalon noir.

Sur le flanc gauche, Bérin et ses Thessaliens avaient dispersé la cavalerie adverse. Poussant leurs montures au galop, ils traversèrent le champ de bataille par le travers pour rejoindre Alexandre.

Surpris par la détermination du monarque ennemi, les Perses firent tout leur possible pour former le carré autour de Darius. Alexandre vit le grand roi ennemi saisir une lance et tenter de tourner son chariot pour faire face mais, paniques par l’odeur du sang, les chevaux blancs s’enfuirent droit devant eux.

Darius tira frénétiquement sur les rênes pour reprendre le contrôle de son attelage, mais les animaux affolés refusèrent de lui obéir et il fut entraîné au loin. Croyant que leur chef les abandonnait, nombre de Perses s’enfuirent également et d’énormes brèches s’ouvrirent dans leurs rangs. Les Thessaliens enfoncèrent ceux qui étaient restés et effectuèrent la jonction avec Alexandre.

En quelques minutes, la bataille se transforma en débâcle. Les fantassins perses s’enfuirent en direction des collines, lâchant leurs armes et boucliers pour aller le plus vite possible. Des régiments entiers, qui n’avaient pas encore pris part au combat, se replièrent vers Issos.

À midi, seule la Garde Royale résistait toujours, elle fut rapidement exterminée. Un peu moins de trois mille mercenaires grecs déposèrent les armes, mais Alexandre refusa leur reddition.

« Vous avez trahi votre nation, dit-il à leur porte-parole. Vous avez combattu aux côtés de l’usurpateur contre l’armée de la Grèce unifiée.

— Nous sommes des mercenaires, sire, répondit un homme en pâlissant. Darius a loué nos services et nous lui avons loyalement obéi. Comment pouvez-vous nous accuser de traîtrise alors que nous ne faisions que notre métier ?

— Il vous a payés pour vous battre, alors reprenez vos armes et faites-le, trancha Alexandre d’une voix glaciale.

— C’est de la démence ! s’écria le messager en cherchant désespérément le soutien des généraux macédoniens.

— Non, fit le roi. Tu veux vraiment de la démence ? En voilà ! »

Dégainant sa dague, il la planta sous le menton de l’homme, remontant jusqu’au cerveau.

« Tuez-les jusqu’au dernier ! » rugit-il.

Avant que les mercenaires aient le temps de récupérer leurs armes, les Macédoniens et Thessaliens qui les encerclaient se ruèrent sur eux, frappant et tailladant de toutes parts. Tirant son épée, Alexandre se joignit à la boucherie en plongeant sa lame dans le dos du plus proche renégat. L’armée tout entière suivit son exemple dans un grand cri et, bien vite, les derniers mercenaires périrent.

L’un après l’autre, les Macédoniens se reculèrent jusqu’à ce que le roi reste seul. Ruisselant de sang et hurlant comme un possédé, il courait d’un cadavre à l’autre, à la recherche de nouvelles victimes.

Un terrible silence s’abattit sur l’armée lorsque les soldats virent leur roi se livrer à sa danse de mort. Puis Hépheston, qui n’avait pas pris part au carnage, s’avança. Il parla doucement à Alexandre, qui parut s’effondrer dans les bras de son ami et eut besoin de son soutien pour rejoindre son cheval.

 

L'Esprit du Chaos
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